De nombreuses études et réflexions en écologie font état d’une sixième extinction des espèces qui résulterait des activités humaines sur l’ensemble de la biosphère. Cette extinction serait même la caractéristique de l’Anthropocène, époque marquée par le règne sans partage du genre humain sur toutes les espèces vivantes. Inventé par le chimiste hollandais Paul Crutzen, prix Nobel, le terme Anthropocène recouvre une époque où les activités humaines transforment les terres émergées, modifient le cours des fleuves, appauvrissent les océans, accroissent la quantité d’azote dans l’atmosphère en raison des engrais agricoles, captent les ressources en eau douce, altèrent la composition de l’atmosphère par la combustion des énergies fossiles et la déforestation. Ce sont les caractéristiques, énoncées par Crutzen, de l’Anthropocène qui sont à l’origine de la notion de sixième extinction. Toutefois si l’expression est souvent employée par les écologues, elle demeure abstraite pour nombre de nos contemporains pour plusieurs raisons.
1.La permanence de la Nature.
Dans de nombreuses civilisations humaines l’idée dominante a été de considérer que toutes les espèces vivantes observable sont présentes sur terre depuis la nuit des temps. Cette idée reste actuelle dans bien des cultures et, en Occident, il a fallu attendre le 18ème siècle pour qu’elle soit mise en question par certains naturalistes. Le fait de croire à une longévité quasi-éternelle des espèces vivantes va de pair avec la permanence et la bienveillance de « Dame Nature », surtout si elle témoigne d’une œuvre divine. Nombre de nos schèmes mentaux et comportementaux perpétuent la croyance en une Nature peu sujette aux bouleversements et dont il faut simplement respecter les équilibres. Cela rend difficilement accessible une conception selon laquelle la Nature n’est qu’une suite de bouleversements fondamentaux.
2. La continuité de l’évolution.
Paradoxalement la théorie scientifique qui a contesté la permanence de la nature, à savoir « la sélection naturelle » de Charles Darwin, constitue un obstacle pour l’admission et la compréhension de la notion d’extinction de masse. Que ce soit sous sa forme classique (l’hérédité) ou contemporaine (la génétique), la théorie de l’évolution n’intègre pas l’idée de catastrophe et fait de la disparition des espèces un processus normal lié à l’adaptation insuffisante à un environnement naturel. Chaque espèce disparue s’est éteinte lentement en raison de ses propres insuffisances et de sa lutte pour l’existence. L’explication, par un processus uniforme, de l’extinction des espèces a pendant longtemps marqué les esprits scientifiques, notamment parce qu’ils étaient engagés dans des analyses et des explications qui contrecarraient les conceptions d’une nature immuable. L’environnement change mais de façon progressive.
3. La reconnaissance des catastrophes.
C’est en raison des progrès de la géologie et de la paléontologie que les extinctions de masse ont pu être mises au jour. La stratigraphie étudie la succession des différentes couches géologiques et permet de rendre compte de l’existence d’animaux et d’événements qui ont eu lieu dans le passé ; elle fait partie des sciences de la terre qui étudient l’histoire et l’évolution de notre planète. Or ces sciences nous font passer d’un modèle évolutionniste à un modèle « catastrophiste » quant à l’histoire des êtres vivants. C’est au sein de ce modèle que la notion d’extinction de masse prend tout son sens, elle témoigne d’une nouvelle trame de l’histoire des organismes qui ont connu de véritables périodes de panique et ont frôlés la disparition.
4. La longue histoire des extinctions de masse.
Les cinq extinctions qui ont précédé l’Anthropocène se situent toutes dans le Phanérozoïque (- 542 millions d’années ) qui est le quatrième éon de l’histoire de la terre. L’éon est le plus grand intervalle de temps géochronologique, il se divise en ères, périodes, époques, âges. Les trois premiers éons, Hadéen, Archéen, Protérozoïque, couvrent les quatre premiers milliards d’années de l’histoire de notre planète et constituent le précambrien. Le Phanérozoïque se caractérise comme l’intervalle de temps où les traces de vie sont détectables à travers les fossiles. Les études des traces et formes des organismes vivants qui nous ont précédé montrent, selon les couches géologiques observées, cinq extinctions de masse. La plus célèbre est celle liée à la disparition des dinosaures (- 66 millions d’années), la plus massive, celle du Permien-Trias (-252-245 millions d’années) recouvre la disparition de 95% de la vie marine et de 70% des espèces terrestres. Ces épisodes catastrophiques ponctuent régulièrement l’histoire de la vie sur terre et montrent la fragilité des espèces qui la peuplent.
5. La notion d’extinction de masse.
On peut définir l’extinction de masse comme un événement éliminant une partie considérable des biotes (ensembles des organismes vivants présents dans un lieu ou une région) du monde entier au cours d’un intervalle de temps géologiquement insignifiant. Il s’agit de pertes élevées de biodiversité survenant rapidement et s’étendant à l’ensemble de la planète. Hormis les cinq extinctions les plus massives, les pertes de biodiversité soudaines interviennent régulièrement au cours du Phanérozoïque, c’est parce que l’humanité s’est dotée de théories scientifiques et d’instruments de mesure de plus en plus précis que l’on peut parler d’une sixième extinction. ces catastrophes ponctuent l’histoire la plus récente de la terre. Même si elles sont brèves selon le temps géologique (cent à deux cent mille ans, parfois moins) elles échappent à toute appréhension directe à l’échelle de la vie humaine.
6. La sixième extinction.
L’effondrement de la biodiversité s’il est manifestement observable selon différents critères de mesure, n’est pas encore pleinement ressenti par le genre humain même si ses effets deviennent de plus en plus palpables dans la vie quotidienne des individus et des sociétés. Malgré les pandémies et tous les signaux qui nous montrent les dangers d’une extinction croissante des espèces animales et végétales, malgré l’accumulation des preuves de l’action dévastatrice du genre humain sur la biosphère, les croyances en la toute puissance de l’espèce dominante demeurent. Ces croyances, qu’elles soient religieuses ou matérialistes, fondées sur la spiritualité ou la technologie, font écran à l’idée d’une catastrophe planétaire comme si la notion d’extinction de masse ne pouvait toujours pas être intégrée tant la conviction en la continuité de la nature et de l’homme reste prégnante. Pourtant concevoir une sixième extinction ne relève pas d’un culte de l’apocalypse mais de la connaissance de plus en plus précise des catastrophes qui ont déjà eu lieu.