Les dégradations environnementales auxquelles doit faire face l’humanité sont, la plupart du temps, attribuées à l’être humain dont les actions et les comportements depuis le début de l’Holocène (12000 ans jusqu’à nos jours) n‘ont cessé de porter atteinte aux cycles et équilibres naturels.
Il s’agit de la thèse de la sixième extinction dont le commencement varie entre 12000 et 9000 ans selon les chercheurs. Cette thèse trouve sa pleine confirmation avec la création d’une période, l’Anthropocène, où la destruction des habitats naturels a pris une telle dimension que l’irréversibilité de certains processus climatiques et environnementaux paraît s’imposer, quels que soient les efforts entrepris par ailleurs. Pour certains auteurs la Révolution Industrielle marque le début de l’Anthropocène. L’essentiel du destin des femmes et des hommes sur la Terre semble se jouer sur une période très brève, la fin du quaternaire, alors que l’apparition du genre Homo date de deux millions d’années. L’idée principale consiste à situer le début de la catastrophe lorsque l’homme a pu produire indépendamment de la nature. Les innombrables conséquences sur l’environnement se sont alors enchaînées et ont conduit aux sociétés prédatrices que nous connaissons. Même si une telle thèse ne manque pas d’arguments, elle ne permet pas de penser comment et pourquoi nous en sommes arrivés là.
Que s’est-il passé entre l’apparition des Hominoïdes (12 millions d’années) et celle de l’homo-sapiens (120 000 ans)? Par ailleurs le Pléistocène qui précède l’holocène (2,5 millions d’année-12000 ans) constitue le quaternaire qui est la troisième période géologique de l’ère du Cénozoïque (66 millions d’années). Comme on le voit si l’on veut comprendre l’évolution de la vie et des espèces, on se heurte immédiatement à des échelles de temps qui n’ont rien à voir avec l’extrême brièveté d’une période où l’être humain s’est construit et comporté comme le maître de la Terre.
Plusieurs raisons culturelles, religieuses, scientifiques, idéologiques, peuvent expliquer que le rapport de l’être humain à son environnement, soit essentiellement pensé à partir d’une période aussi brève que l’holocène, voire l’anthropocène. Parmi ces raisons la théorie de l’évolution de Darwin constitue un ensemble d’observations et de considérations très difficilement compatibles avec celles qui voudraient que l’homme fut une figure de Dieu ou l’avènement programmé d’une espèce maîtresse d’un destin sans bornes ni frontières. Or changer d’échelle de temps, regarder les millions d’années qui ont précédé l’apparition de l’homme c’est introduire du non-humain dans notre évolution, dans notre constitution biologique, dans nos capacités mentales. C’est se défaire d’une toute puissance avérée, constatée, et se penser comme une bifurcation hasardeuse, une adaptation qui aurait pu ne pas avoir lieu. Pour s’en convaincre il suffit de se pencher sur la recherche du DAC, du Dernier Ancêtre Commun.
D’après les dernières investigations, celui-ci serait vieux de huit millions d’années et serait le dernier ancêtre que la lignée humaine partage avec les chimpanzés. Séparation des Paninés et des Homininés. Si l’on ajoute que cet ancêtre a été précédé de quatre millions d’années par les Hominoïdes dont les descendants sont représentés par les chimpanzés, les gorilles, les orangs-outangs et les hommes on comprend que l’affaire qui nous occupe- l’apparition de l’homme- a été très longue. Il y a dix millions d’années les Hominoïdes occupent toutes les niches écologiques et le genre humain est encore loin de voir le jour. Dans cette longue évolution, ce croisement d’espèces, le non-humain domine sous toutes ses formes.
« A l’époque de l’extinction des hominoïdes européens et de l’amorce du déclin de leur cousins asiatiques, les lignées qui aboutissent aux chimpanzés, aux gorilles et aux hommes actuels se séparent entre dix et cinq millions d’années. Actuellement on ne sait presque rien de l’évolution de nos frères et cousins africains et de leur diversité passée. En revanche on n’a pas fini de découvrir ce qu’a été la diversité de la lignée humaine au cours des derniers millions d’années. » Pascal Picq. De Darwin à Lévi-Strauss. L’homme et la diversité en danger.
Penser la diversité de la lignée humaine, c’est penser la diversité du règne animal, et plus précisément celle des primates. Les hominoïdes, puis les australopithèques recouvrent diverses espèces en compétition les unes par rapport aux autres, avec les croisements, les aléas, les changements que cela suppose au cours de l’évolution. Le recul dans un passé lointain a une vertu fondamentale : celle de nous penser comme une espèce animale dépendante d’un milieu environnant complexe. » L’évolution humaine elle-même recèle encore bien des mystères. Il y a plusieurs dizaines de milliers d’années le genre Homo (l’anthropos) était biologiquement plus divers qu’il ne l’est aujourd’hui. Sapiens a coexisté avec d’autres espèces, tel Néandertal dont il porte toujours des traces génétiques attestant les contacts fréquents entre les deux espèces. » Atlas de l’Anthropocène. François Gemenne/Aleksandar Rankovic.
Or si l’est une chose que la réflexion sur l’écologie cherche très souvent à éviter, c’est de penser l’être humain comme une espèce animale. Bien des critiques, portant sur la dégradation de l’environnement et du climat estiment que le genre humain transcende tant « l’animalité », par ses réalisations, qu’il faut, pour comprendre ses méfaits, se fonder sur ce qui le caractérise. Autrement dit il importe de partir de ce qui fait que l’homme est l’homme pour proposer des solutions alternatives susceptibles de ralentir ou d’arrêter les dévastations en cours. Cela a pour conséquence d’entretenir les convictions scientifiques ou religieuses qui font de l’être humain la mesure de toute chose. Qu’un Dieu ait créé l’homme ou qu’un principe anthropique affirme que l’existence d’un observateur explique l’évolution de la vie sur terre, voire de l’univers, tout concourt à protéger le genre humain des lois de l’évolution au sens « Darwinien » du terme.
L’holocène et l’anthropocène synthétisent la puissance créatrice et destructrice de l’être humains et le préservent d’une réflexion approfondie sur son interdépendance avec le non-humain ; interdépendance qu’il ne peut appréhender qu’à la lumière de sa longue « existence animale ».
Si l’écologie veut penser une coévolution entre le genre humain et les autres espèces (animales, végétales), elle doit s’arracher du temps très court constitué par l’holocène et se projeter vers un passé lointain pour concevoir un avenir incertain. « Toutes les formes vivantes actuelles reposent donc sur des centaines de millions d’années d’évolution« Pascal Picq. Op. Cit